Interpréter le ‘chagrin’ et les émotions dans des contextes interculturels

Ruth Evans, Geography & Environmental Science, University of Reading.

 

Traduire et interpréter le ‘chagrin’ et les émotions dans des contextes multiculturels et interculturels est complexe. Nos expériences d’une recherche qualitative menée en milieu urbain au Sénégal, Afrique de l’Ouest, démontrent l’importance d’impliquer les interprètes et les chercheurs sur le terrain dans tout le processus de recherche. Cela nous a permis d’avoir une connaissance approfondie des nuances culturelles des langues autochtones et de comprendre comment celles-ci sont traduites et potentiellement reformulées dans le processus. Dans le cadre d’un projet postcolonial plus large visant à décentrer les cadres conceptuels développés dans les contextes sociolinguistiques de la minorité européenne, nous plaidons que les études sur le deuil et les émotions mobilisent davantage les connaissances acquises dans divers contextes culturels et linguistiques du Monde majoritaire.

Les compréhensions du décès et du deuil qui dominent les études sur la mort ont été largement basées sur les recherches et les théories du monde Minoritaire, particulièrement aux États-Unis et au Royaume-Uni. En effet, les théories et les compréhensions de la société émanant des sciences sociales sont souvent fondamentalement basées sur les perspectives anglophones, ce qui reflète les héritages coloniaux, les relations de pouvoir globales et locales, les différences sociales telles que le genre, l’ethnie ou la classe. Le processus de traduction soulève des « questions vitales d’altérité, de différence et sur comment nous définissions l’Autre ». Pourtant, il existe un silence omniprésent sur les questions de la langue et de l’interprétation, lié aux « notions romantiques » ou aux « mythes » sur l’enquête de terrain dans les contextes du monde Majoritaire.

Dans notre article, nous explorons les complexités de la traduction et de l’interprétation des émotions et des significations qui entourent le décès dans le cadre de notre recherche au Sénégal. La perspective de l’éthique féministe du care [soins, prise en charge] que nous avons adoptée a privilégié l’écoute de la voix des participants. Nous discutons les défis liés au fait de travailler avec plusieurs langues (wolof, français, anglais) et d’interpréter les réponses des participants ayant des cadres de référence socioculturels et matériels très différents de ceux de la plupart des membres de l’équipe de recherche.

En travaillant en français ou en wolof, nous avons trouvé difficile de traduire en anglais des aspects spécifiques de l’expérience du décès et du chagrin qui sont désignés par des mots et des expressions particuliers. Plusieurs langues n’ont pas de correspondance exacte à l’usage actuel et étroit du terme ‘grief’ en anglais, utilisé pour faire référence à une réponse émotionnelle individuelle. Le mot anglais ‘grief’ (définie par le Concise Oxford English Dictionary comme : un chagrin/ une peine intense, causé particulièrement par le décès de quelqu’un, était difficile à traduire de façon précise, puisque les mots utilisés en wolof et en français pour exprimer ces sentiments ne concernent pas spécifiquement les émotions associées à une perte ou un décès. Un mot wolof communément utilisé par les participants pour décrire leurs sentiments à la suite d’un décès était métite, qui peut être traduit en français par les termes chagrin, peine ou douleur. L’expression en wolof, ‘âme metite’ était souvent utilisée par les jeunes et traduite en français par ‘j’ai eu mal ou ‘ça m’a fait mal’, ou littéralement, ‘je me sentais mal/ j’avais de la peine’. Alors que ces expressions traduisent la profondeur des émotions que les anglophones pourraient associer au terme ‘grief’, elles sont néanmoins quelque peu plus large dans leurs connotations, et diffèrent des expressions plus spécifiques de la langue anglaise qui auraient pu être utilisées, telles que ‘I was grieving’, ‘I was grief-stricken’.

 

Le tableau 1 résume certaines expressions wolofs et leurs équivalents traduits en français et en anglais dans l’ensemble de nos données.

Tableau 1 : expressions wolofs utilisées et la traduction en français/anglais (adapté de Evans et al, 2017)
Wolof Fançais Anglais
âme metite

 

J’avais mal/ je me sentais douleur I felt bad, pain

 

deudji (nom)

 

deuil bereavement, mourning, funeral period
téndeu (nom) veuvage widowhood, widowhood-mourning practices
Pas de mort Wolof

 

veuf widower

 

Lorsque nous développions les guides d’entretien, Jane a vivement plaidé pour un usage prudent du mot « perte » [loss en anglais], car il émet l’hypothèse que la signification du décès était débattue. Ruth, Fatou et Joséphine qui ont réalisé l’enquête de terrain ont essayé d’éviter d’introduire ce terme dans les entretiens et les focus groups. Cependant, les participants au Sénégal ont communément utilisé les mots niak /perte [loss] pour faire référence au décès d’un parent et aux effets du décès sur les autres membres de la famille.

Mais lorsque le mot wolof niak [perte] est utilisé comme adjectif, il peut signifier manque de, rien à perdre or ou pauvre [lacking, nothing to lose or poor en anglais] ce qui pointe du doigt des informations supplémentaires. Notre recherche a montré que les dimensions matérielles, sociales et émotionnelles du décès sont intrinsèquement liées. Le décès dans la famille pourrait causer d’innombrables perturbations matérielles, sociales et émotionnelles dans la vie quotidienne des enfants et des adultes, particulièrement parmi les familles plus pauvres. Les multiples significations du mot wolof niak sont particulièrement pertinentes pour comprendre comment le décès d’un parent peut affecter les autres membres de la famille, avec des conséquences émotionnelles et matérielles interconnectées, ce qui n’est pas exprimé à travers les mots français et anglais. Si nous n’avions pas exploré davantage la déclinaison du mot wolof, nous n’aurions pas eu cette connaissance approfondie.

Le fait de travailler avec plusieurs langues a apporté des connaissances importantes sur les spécificités culturelles de la langue qui entourent le « chagrin » et les émotions. Nous démontrons l’importance de résoudre les nuances culturelles des mots ou expressions clés utilisées par les participants, les traducteurs et les chercheurs, afin de comprendre les attentes socioculturelles et les suppositions tenues pour acquis qui construisent de façons particulières le « chagrin » et les expériences/significations du décès et du deuil. En plus d’avoir identifié des astuces pratiques pour les chercheurs, il peut être utile de considérer les questions suivantes lorsque l’on mène des recherches sur les réponses face à un décès et les émotions dans divers contextes culturels et plurilingues :

  • Considérer comment le deuil et les réponses face à un décès ont été compris jusque-là à travers les hypothèses et les perspectives anglophones étroitement liées dans la langue anglaise. Comment les chercheurs anglophones peuvent-ils mettre de côté leurs hypothèses au sujet du « chagrin » ?
  • Considérer comment des mots parlés peuvent ou peuvent ne pas faire partie de l’expression générale des émotions pour les participants de l’étude. La compréhension des réponses face à un décès peut se présenter à travers d’autres moyens (par exemple les silences et les activités journalières) qui ne demandent pas une introspection individuelle.
  • Reconnaître jusqu’à quel point la « traduction » implique beaucoup plus qu’un exercice consistant à trouver des mots équivalents. Les diversités culturelles sont intrinsèquement liées à la langue, évoquant des hypothèses et des nuances qui demandent plus de réflexion et d’attention pour les expliquer aux lecteurs de différentes communautés linguistiques.

Quand c’est possible, il est important de travailler en fonction des frontières linguistiques et d’examiner diverses compréhensions socioculturelles et religieuses du décès dans des langues autres que l’anglais, aussi bien dans le monde Minoritaire que Majoritaire. Alors seulement nous serons capables de développer des compréhensions culturellement nuancées sur le décès dans divers contextes.

 

Ruth Evans est Associate Professor en Géographie humaine, University of Reading et Chercheure principale pour le projet de recherche du Leverhulme Trust, Décès dans la famille en milieu urbain au Sénégal : Deuil, soins et rapports familiaux.

Ce blog post est un résumé de l’article (en anglais) : Ruth Evans, Jane Ribbens McCarthy, Fatou Kébé, Sophie Bowlby & Joséphine Wouango (2017) : Interpreting ‘grief’ in Senegal: language, emotions and cross-cultural translation in a francophone African context, Mortality, 22.

L’article complet est disponible sur demande ici ou en écrivant à Ruth Evans: r.evans@reading.ac.uk; @DrRuth_Evans